Vancouver...

Il est difficile d'admettre que la réalité n'est pas celle qu'on voudrait qu'elle soit... Où l'inimaginable est éphémère, où l'absolu est accidentel. Je m'émeus à l'idée de concevoir un monde parfait quoique l'imprévisible peut être si savoureux que je ne désire pas me battre contre un adversaire qui s'appelle destin.

Dring! Dring! Ah que je déteste cette sonnerie... et celui qui m'appelle, c'est Benoit. Je fulmine en m'apercevant que c'est lui qui m'appelle encore: "Jean, ça te tente d'aller à Vancouver?" Pendant un instant, je crois qu'il est dingue. Je ne réfléchis pas plus qu'il ne le faut et le lendemain, avec un seul havresac, nous prenons l'autobus pour la côte ouest du pays. De la folie, je vous le dis. Quatre jours et demi, sans pause, c'est ce que ça représente.

Toronto est le premier arrêt. Je n'aime pas cette ville et ne l'aimerai probablement jamais. Si je la trouve froide ce n'est pas parce que nous sommes au mois de décembre mais parce que je la trouve tellement éloignée de la chaleur de mon peuple. Ce ne sera qu'un avant-goût de ce que me réserve ce périple inattendu.

Mon confrère a le mal du pays encore plus que je ne l'ai. Oui déjà... Quel enfant gâté, me dis-je. Il rebrousse chemin pour retourner à Montréal. Oui, déjà, je serai seul. Il est parti retrouver des horizons familiers, plus confortables, et je le comprends tellement. Je suis à la fois angoissé et soulagé car au fond, ce gars-là me tape sur les nerfs trop souvent même s'il a un côté sympathique.

Je roule vers un inconnu qui me fait un peu peur, je l'avoue. Des méandres interminables ne m'amènent qu'à Sault-Ste-Marie. Pause de vingt minutes et c'est reparti pour un enfer qui me glace les os et l'âme. Traverser cette province est infiniment long, assez que lorsque finalement j'arrive à Winnipeg, j'ai l'impression d'avoir été gracié de mes péchés. Une nuit pendant laquelle j'entends, dans mon insomnie, des voix et des rires qui n'existent uniquement que dans mon imagination.

Au lendemain, je traverse ces prairies où le soleil ne se couche pas lorsqu'on roule à cent vingt à l'heure. Du blé comme mon estomac n'en mangera jamais. Une indigestion de prés immenses, me donne une idée beaucoup plus juste de la taille de ce pays qui n'a jamais été le mien. Je me demande bien dans quoi je me suis embarqué (sic).

La route des rocheuses est sinueuse et, comme dans un manège, je crains la prochaine côte. Ces soixante-douze heures d'un manque de sommeil me font maintenant suer, me gomment les synapses. J'ai des hallucinations alors qu'on dévale les pentes. Je vois des choses qui n'existent pas et j'entends des sons qui ajoutent une belle trame de fond à ce cauchemar. J'ai faim, j'ai chaud, j'ai froid et j'ai peur. Peur de me retrouver nulle part. Et j'aurai raison.

Lorsque la voix du chauffeur retentit en disant : "We are now in Vancouver" je sens en moi monter cette espèce de pseudo-soulagement qui, à la fois, fait du bien et du mal. La neige des montagnes a fait place à ce brouillard épais qui me coupe la respiration. Il pleut mais je suis content que le soleil ne soit pas là car mes yeux seraient éblouis par cette lumière qui viendrait bien malhonnêtement tenter de me faire croire au miracle car, au pays de l'étrange, Vancouver est souverain. Le paradoxe suprême, du plus beau au plus laid qui peut vous extasier et vous faire comprendre que le ciel et l'enfer ne font qu'un mais qui, en même temps, vous laisse dans une perplexité affolante.

Je descends lentement la rue Hastings et plus je descends, plus je vois le paysage se transformer. Ce paysage, disons-le, de cette ville d'environ un million de citoyens venus de partout, est féérique. Mais au bas de cette pente, je vois la misère dans laquelle j'ai bien peur de m'enliser. Des gens couchés par terre tout autour de moi. Des pigeons qui aboient leur terreur de voir ces humains perdus. Des sourires malades d'avoir trop consommé d'alcool ou d'avoir bu, pauvreté l'exigeant, des aérosols achetés à bas prix ou volés.
L'autre côté de cette ville est incroyablement différent, stupéfiant même, mais je ne vous le dirai pas tout de suite.

Les pires atrocités cauchemardesques, qui donneraient des airs de garderies aux quartiers les plus durs de Montréal, sont monnaie courante. Des gens poignardés pour des histoires qui auraient dues être réglées amicalement, des prostituées tuées et laissées dans une ruelle et parfois pire encore. Je vous épargne des détails. Je voulais mourir tellement j'étais horripilé devant cet environnement que je n'aurais jamais pu imaginer. Évidemment, lorsque la drogue est reine, l'héroïne pure, la "China White", apportée ici par les triades chinoises (la mafia de Hong Kong), on ne peut s'attendre qu'au pire. Quand ça ne coûte que dix dollars pour mourir, c'est un suicide bon marché.

Aussi assommant que cela puisse l'être, le "downtown eastside", ce deuxième quartier le plus pauvre du Canada, côtoie le plus huppé, le plus riche du pays per capita. Des maisons de ... vous avez dit combien? Non, ni deux, ni trois, mais souvent six et même sept millions de huards, juchées sur une pente abrupte que personne ne veut grimper à pied. Je suis, en même temps, peiné et estomaqué par tant de misère et d'opulence inutile dans une même ville. Si vous tapez les mots "British properties for sale West Vancouver" (sans les guillemets) dans Google, vous verrez ce que je veux dire. Mais j'y reviendrai plus tard. Pour le moment, revenons au macabre.

Je demeure à l'hôtel Spinning Wheel rue Carrall: petit hôtel miteux d'une trentaine de chambres à trois cent cinquante dollars par mois, sans réfrigérateur, sans cuisinière et infesté de rongeurs, situé au cœur du "skidrow" comme les anglophones l'appellent. Je l'aurais plutôt nommé le "Far West" canadien puisqu' on y joue pratiquement encore aux cowboys et aux indiens... Si je l'appelle ainsi c'est parce qu'on ne voit presqu'exclusivement que des autochtones dans ce quartier. Je n'aurais jamais cru voir de toute ma vie, une aussi grande concentration d'individus des premières nations. Il existe bien entendu des réserves autochtones en Colombie-Britannique, mais ces gens qu'on voit ici sont dans un état tellement lamentable qu'ils ont probablement été mis à la porte par leurs ainés. Mais comme je ne suis pas sociologue, je ne sais pas.

Par contre, une chose est surprenante dans cette jungle: il est impossible d'y crever de faim. Pas moins d'une dizaine d'endroits servent des repas chauds ou froids à chaque jour pour nourrir et même faire prendre du poids à n'importe quel être humain qui s'y présente. Du matin au soir, un estomac habitué connait le parcours du déjeuner au souper pour s'empiffrer et rapporter chez lui des denrées pour grignoter et même en faire des réserves pour le lendemain. Un itinérant maigre n'existe tout simplement pas à Vancouver. C'est le retour du balancier dans cette ville remplie de contradictions. La surabondance du riche retourne au pauvre. C'est la seule justice que je peux voir ici.

Qui dit alcoolisme et toxicomanie dit aussi maison de thérapie et centre de désintoxication. Lorsqu'on rencontre quelqu'un qui nous dit qu'il a passé la nuit au "detox" hier, c'est comme entendre par ici une connaissance vous dire qu'il a eu une contravention parce qu'il s'est stationné au mauvais endroit, on hausse les épaules... La banalisation d'événements qui nous feraient habituellement dresser les cheveux sur la tête.

Tiens, miracle ou quoi? J'entends parler français sur la rue! Oui, des québécois! Mais dans cette partie mal famée de la ville, j'aurais dû me douter que je n'avais pas affaire à des curés. Je me rends compte très rapidement que ces chers concitoyens sont des gens qui ont quitté le Québec pour fuir des problèmes qu'ils ont eux-mêmes causés. Ils sont venus ici pour s'y cacher.

Des criminels invertébrés, oui sans colonne, qui espèrent, en faisant une cure géographique, revivre et flouer à nouveau tout ce qui bouge en rêvant de devenir quelqu'un et, ils réussissent très bien à trouver des victimes mais, riant dans leur barbe, ils échouent lamentablement dans leur quête de bonheur éphémère, soit en terminant leur gloire en prison ou égorgés.

J'ai mal au cœur de cette vie folle à lier qui m'a amené à cinq mille kilomètres de mon petit chez moi confortable, de ma petite sœur, de mes parents qui espèrent tellement de moi. Qu'est-ce que je fais ici? Je me surprends à rêvasser en me disant que la vie est une suite de claques sur la gueule où certains ne comprennent jamais et où d'autres se rendent tant bien que mal à l'adolescence.

Exténué de cet environnement malsain et probablement dans un ultime appel de mon ange-gardien qui me supplie de sortir de cet endroit où Méphisto est mort de rire, je m'auto flagelle pour tenter de me lier d'amitié avec quelques personnes. Mais passer sous silence le fait que je suis dans un univers anglophone aurait été injuste. La mentalité anglo-saxonne m'était tout-à-fait inconnue jusque là. Je me surprends à tenter de la comprendre. Mais j'ose espérer que ce que je découvre n'est pas le reflet de cette réalité blessante.

Une autre planète? Sincèrement, je crois que oui. Je n'aurais jamais cru que nous étions si différents. Ces gens pourtant semblables ne sont pas tous accueillants et sont tellement déconnectés de la réalité. Je n'aurais pas non plus jamais cru que des gens d'un même pays puissent être si ignorants de la culture de leur voisin. Les deux solitudes existent vraiment, je l'ai vu. Et lorsqu'on m'appelle "French" ou encore pire: "Frenchie".... Je le prends comme une insulte. J'aurais préféré plusieurs claques sur la gueule.

Des réflexions absolument abominables pour le francophone que je suis m'écorchent les tympans si fragiles... Comme si j'étais mort en mille sept cent cinquante neuf. Montcalm aurait sûrement voulu les empaler s'il avait été là.

C'est fou comme on peut rapidement devenir nationaliste lorsqu'on est loin de chez soi et qu'on se bute à tant d'ignorance. Je rageais d'essayer de me battre, comme un Dom Quichotte s'attaquant à des moulins trop grands pour lui.... Rien de plus frustrant que d'essayer de faire comprendre à un évêque que Dieu n'existe pas. On m'a posé mille fois la question: "Why does quebec want to separate?" J'étais écœuré de me faire poser cette question comme vous n'en aurez jamais assez d'années pour le faire. Ils ne font aucune différence entre un québécois et un français de France.. Et lorsqu'on me disait des stupidités telles que : "I speak only Parisian French", j'avais envie de les mordre. J'ai tout essayé, croyez-moi, mais ce fut peine perdue.

La côte du pacifique est extraordinairement belle. C'est le plus beau paysage qu'il m'ait été donné de voir. Des montagnes majestueuses d'un coté et un océan magnifique de l'autre. Dites-moi, où pouvez-vous, dans la même journée, faire du ski et redescendre et aller vous faire bronzer nus, sur une plage au mois d'avril? Vancouver. Et je suis aussi littéralement tombé en amour avec Lynn Canyon et Lynn Valley qui est une attraction touristique spectaculaire à North Vancouver. Un pont suspendu traverse un ruisseau à plus de cent cinquante pieds, où tremblant de tout mon être, je demeure, pour quelques instants juché là-haut pour me rappeler que j'ai un vertige de mauviette. Des sentiers dignes d'un conte de Swift, un décor qui me chatouille l'imagination comme si j'étais Lilliputien, qui me laisse béat devant tant de beautés grandioses.

Si je vous dit que Vancouver est le fief de la mégalomanie avec ses arbres millénaires, gros comme des châteaux, j'exagère à peine. La quantité incroyable de buildings qu'on ne cesse de construire est surprenante et on se demande où cette lubie va s'arrêter. Elles sont toutes vendues d'avance et c'est ce qui surprend le plus. Des asiatiques comme je n'en ai jamais vu sauf dans les plus mauvais films de Bruce Lee. Des dollars de Hong Kong, il en pleut à Vancouver. Je devrais même dire que c'est une tornade de niveau cinq.

Je vous ai parlé des "British Properties ? Des propriétés comme on en voit que dans certain reportages de gens richissimes. Des demeures à couper le souffle, des endroits paradisiaques où je ne serais pas nécessairement plus heureux de toute façon. Mais que ces montagnes sont belles! Et je vous jure que cette région a un cachet très européen aussi. Ça me rappelle cet allemand qui avait une propriété à Horseshoe Bay. La vue, qu'il avait de son salon était renversante. Et je m'en gardais une que j'aurais préféré à toutes autres car, elle n'existe pas. Pas encore. Elle aurait un salon dans lequel le piano à queue serait devant la fenêtre qui me laisse voir l'océan au clair de lune pendant que je joue une pièce de Mozart.

C'est très agréable de rêver mais il faut gagner sa croute. Les démons de ce coin de pays ayant fait leur job dans ma conscience, je me dois de commencer à faire des piastres et à changer de quartier. La firme Van Herricks Environmental Planting m'engage. Qui aurait cru, que je tenterais ma chance en horticulture? Je ne comprends pas plus que vous. Mais le pain n'est pas gratuit ici lorsque tu n'es plus domicilié sur le "skidrow".

Je fais plaisir à mon portefeuille en plantant des arbustes et des fleurs, et je m'amuse follement. Ma patronne est délicieusement belle mais je me rends compte qu'elle et moi n'avons pas la même orientation sexuelle... Dommage, elle ne sera plus qu'un fantasme.

Dans un monde où les folies sont justifiables, je me loue un appartement au huitième étage d'une tour sur la rue Davie au coin de Broughton avec vue sur l'océan... J'ai le souffle coupé lorsque je prends ma tasse de thé au coucher du soleil. Se loger à Vancouver est plutôt dispendieux. L'épicerie coûte trop cher. Mais avec les paysages stupéfiants que je vois autour de moi, de payer un prix, en quelque part, ne me dérange plus. J'étais à deux minutes de marche du coin des rues Davie et Denman, la mecque du "west end". Situé juste derrière "first beach", cette intersection est l'équivalent du Haight-Ashbury du San Francisco des années soixante, au sens où la réalité quotidienne s'estompe. Où on ne voudrait plus jamais que le soleil ne se couche. Je me réjouis sereinement d'être toujours en vie devant ce chef d'œuvre si divinement auréolé.

Voyant l'effervescence d'un monde bouillant sous sa brume sulfurée où l'iconoclaste des songes est caramélisé par le temps, je me châtie suffisamment pour connaître d'autres êtres humains. Lloyd, un nom que je ne croyais qu'être celui d'une compagnie d'assurance devient mon colocataire. Il est du genre anti francophone en plus... Mais bon, on s'habitue à tout, n'est-ce pas ? Alors nous nous emparons d'une petite maison, la louant à mille deux cent par mois avec un de ses amis: Rob.

Et là arrive une chose incroyable: ces amis-là sont aux études et m'encouragent d'y tenter un retour. Suis-je en train de devenir fou? Impossible puisque je crois déjà l'être depuis fort longtemps... Alors je m'inscris au Collège Douglas à New Westminster. Je suis très rouillé, mon anglais est archaïque. Il existe heureusement, à cause des tonnes d'immigrants qui y viennent, des cours de mise à niveau pour la langue de Shakespeare. Deux années passent et je ne me sens toujours pas chez moi, même si je commence à rêver en anglais.

Le loyer étant maintenant trop élevé pour deux, car Rob disparait, ivre de ce vin perdu, d'irréalisme l'occultant, Lloyd et moi devons déménager. Chouette logis que celui-là! Situé au bout de la rue Agnes, du balcon du douzième étage, j'ai encore une fois, une vue magnifique qui me rappelle une scène du film Carlito's way. Le pont Pattullo illuminé qui traverse le fleuve Fraser est un tableau enchanteur. Et un peu plus au sud, je peux apercevoir le mont Baker, ce véritable monstre de plus de trois mille deux cent mètres qui souhaite recracher ses souvenirs d'histoire.

C'est très étrange d'étudier à l'étranger surtout lorsqu'on essaie d'apprendre une troisième langue alors que le seul point de repère connu est l'autre langue qu'on ne maitrise pas non plus. Je ne sais pas pourquoi je prends des cours d'allemand mais je trouve ça enivrant. Pendant deux sessions, étonnamment, je suis le meilleur. Aber, es war ein bißen möglich.

Les anglaises sont belles, succulentes même. Surtout celles que je zieute à "wreck beach", la plage nudiste, juste au bas de la falaise, près de l'université. Évidemment que, pour elles, je ne suis qu'un oiseau rare, issu d'un peuple vaincu. Elles me font probablement le même effet que je leur fait, celui de l'être venu d'ailleurs qui suscite une curiosité, qui excite. Comme par exemple, Hillary, dans mon cours de physique (oui j'ai choisis les sciences finalement), m'ensorcèle avec ses grands yeux pers. Elle est grande, un mètre quatre-vingt, avec de longs cheveux roux légèrement ondulés et elle arbore toujours cet espèce de sourire qui jetterait n'importe quel mâle par terre, le laissant hébété .

Oui, j'ai eu énormément de plaisir sur ce plan d'existence. Mais je suis tanné de vivre en anglais.... Cinq ans, c'est assez! Je fais donc une demande au Cegep pour revenir au Québec, afin de continuer mes études. On m'accepte et je fais mes bagages. Je me demande sans cesse comment sera ce Québec que j'aime et qui m'a tellement manqué. Qu'est-il devenu?...

Le Lockheed fait son demi-tour habituel au-dessus du pacifique, traversant des cumulus farineux pour reprendre sa course, pour cette destination qui me brisera le cœur. Un mélange de fébrilité et d'angoisse me rend absent, comme entre deux mondes, j'ai du mal à somnoler. En arrivant à Montréal, j'ai un immense choc, car je prends conscience, en parlant aux gens, que ma patrie pleure, et qu'elle pleurera encore longtemps, trop longtemps.
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